Pierre de Coubertin et l'escrime (suite)
III. Pierre de Coubertin, de la théorie à la pédagogie de l’escrime.
L’escrime coubertinienne se manifeste de différentes façons : parfois directes et souvent indirectes. Souvent l’escrime est associée à une idée ou à un groupe d’activités. Jamais Coubertin ne semble dogmatique ou normé, toujours il montrera que l’escrime fait partie intégrante d’un ensemble structuré et logique où elle tient une place signifiante mais non unique. L’escrime semble tenir le statut et le rôle d’un moyen privilégié pour des ambitions plus nobles et universelles.
1. L’escrime coubertinienne
Sport français
« L’escrime, ce sport français par excellence et dont nous avons presque le monopole ». Cette citation est importante car elle place l’escrime au sommet des sports français et l’escrime française au sommet d’un monde qu’il faudra conquérir et convertir à ce sport, aux méthodes françaises et surtout à ses idées, même si ces idées seront parfois mal perçues ; en parlant de la Suisse, Coubertin avoue que « les salles d’armes sont insuffisamment fréquentées, et cela est d’autant plus fâcheux qu’il reste encore un peu des jolies façons chevaleresques d’autrefois, chassées de France et d’ailleurs par la pointe d’arrêt et le jury d’assaut, ces abominations de l’escrime moderne ». Le chevalier de Coubertin
considère l’escrime comme le fer de lance de son entreprise internationale, mais une escrime traditionnelle esthétique et chevaleresque non tournée vers la championnite.
Sport virilisant
Coubertin reconnaissait à l’escrime (et surtout à la boxe) de par sa fonction virilisante, une grande valeur éducative. Il classe l’escrime parmi les sports utiles comme la gymnastique, courses, sauts, lancers, boxe, lutte, équitation, aviron, natation .
Sport désintéressé
P. de Coubertin a déversé des flots d’encre sur le problème du professionnalisme et de l’amateurisme et des problèmes de motivations qu’ils engendrent : motivations extrinsèques (gains), introjectées (gloire, reconnaissance), intrinsèque (plaisir). Dans la Revue de Paris du 15 juin 1894, pp. 170-184 P. de Coubertin cite l’escrimeur comme un exemple à suivre.
« Le sport ne peut non seulement produire ses bons effets moraux, mais même subsister, que fondé sur le désintéressement, la loyauté et les sentiments chevaleresques. L’amateur antique luttait pour un simple rameau d’olivier sauvage et la loi excluait du concours les indignes , tous ceux dans la vie desquels il existait une tare quelconque. Nous ne sommes plus exposes à voir la passion du sang transformer les nobles spectacles du stade, mais il reste l’argent, le grand corrupteur, l’éternel ennemi ! On peut en avoir raison. L’escrime est là pour attester qu’il n’est pas impossible d’atteindre l’idéal sportif d’une manière presque absolue ; un escrimeur, le plus souvent, ne reçoit même pas une médaille comme gage de sa victoire : on dirait que le coup de bouton qui termine l’assaut porte en soi la plus haute récompense qui puisse être décernée, la seule que puisse accepter la main qui tient l’épée . » Guy Lagorce et Robert Parienté. lui donneront indirectement raison en parlant de Lucien Gaudin « L’homme possède toutes les qualités que Coubertin s’est plu à exalter : le désintéressement, la noblesse de caractère, l’opiniâtreté, la passion du sport, et aussi une fortune personnelle lui permettant de consacrer beaucoup de temps à son entraînement… »
Mais sport trop rigide
Les principes libertaires de Thomas Arnold sont encore loin des salles d’armes : « pourquoi donc le gymnase n’est-il pas toujours ouvert, avec faculté pour les écoliers d’exercer leurs biceps toutes les fois que bon leur semble ? Quant à l’escrime, même remarque ».
Coubertin nuance pourtant ses propos pour les débutants qu’on ne saurait laisser libres de leurs mouvement pour des raisons de sécurité et de rigueur : « le professeur ne peut consacrer que quelques instants à chacun, et, s’il laisse des débutants ferrailler les uns contre les autres, ceux-ci prennent de détestables habitudes qui les empêchent ensuite de devenir bons tireurs ».
De toutes façons, l’escrime n’est pas faite pour plaire d’emblée aux jeunes, ses exigences font d’elle un plaisir d’adulte : « l’escrime n’est pas de ceux (sports) que les enfants puissent apprécier ; il est bon qu’ils s’y adonnent dès leur jeune âge, mais le fleuret exige du sang froid, de l’expérience et le complet développement du corps » .
Sport parfois rébarbatif
Dans un article où P. de Coubertin parle de la leçon (individuelle) en boxe et en escrime, il suggère aux maîtres d’armes de ne pas se cantonner à une routine lassante mais d’ouvrir les yeux de leurs élèves sur des plaisirs plus tactiques et intellectuels. Il parle notamment du temps d’escrime que l’on aime prendre à l’adversaire : « Mais le temps se prend aussi bien avec les jambes, nous oserions presque dire avec les yeux, qu’avec les bras. C’est une pause imperceptible, suffisante pourtant pour produire de l’assiette ici, de l’incertitude là. Et si l’attaque qui suit est foudroyante, elle a bien des chances d’aboutir. Le temps pris en perfection est chose rare et exquise. C’est un des plus grands plaisirs de dilettantisme de l’escrime armée si pleine de plaisirs de cette sorte. Le professeur pourrait beaucoup pour aviver cette source d’agrément, mais on doit avouer que, dans la leçon d’escrime, sévit bien souvent une fâcheuse routine. Combien peu de professeurs, en somme, savent la très bien donner ! »
Sport noble … comme les autres
P. de Coubertin prône l’égalité des droits des différents sports au sein de l’Olympisme et s’insurge contre les prétentions vaniteuse de certains sports : « … dans les speeches dont s’accompagne une distribution de prix ou un banquet, le sport qui occasionne ces cérémonies ou ces agapes est régulièrement proclamé le plus beau ou le plus noble de tous… Tantôt donc, c’est l’escrime et tantôt le cheval, tantôt c’est l’aviron et tantôt le ski qui obtiennent les honneurs du maximum de beauté ou de noblesse et se voient conférer ce record par des adeptes enthousiastes . »
2. Le réformateur et le traditionaliste
Ne croyons surtout pas que Pierre de Coubertin ait toujours trouvé un consensus autour de ses idées souvent révolutionnaires. Il s’opposa parfois fermement aux nouveautés ou aux traditions d’une escrime qui se cherchait : entre l’art de l’escrime et sport escrime, il y a de grandes différences et la transition est difficile, les choix sont parfois cornéliens.
Contre les fédérations sportives d’escrime
La récupération de l’escrime sportive et des escrimeurs par les nombreuses fédérations qui se créent à cette époque préoccupe Coubertin. Il s’opposera au « dirigisme » excessif et aux trop puissants intérêts de groupe qui se manifestent dans les milieux sportifs ; c’est en ce sens qu’il désapprouvera la formation de fédérations d’escrime. Son principe est de garantir aux sportifs un maximum de liberté.
En cette fin du XIXème siècle, le mouvement sportif s’institutionnalise et voit les premiers championnats de fleuret et challenges d’épée (1896) instaurés par la section escrime de l’USFSA (Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques), « avec quel enthousiasme - et considérés, avec quel étonnement, par le monde officiel de l’Escrime, monde éparpillé, divisé, sans cohésion ni action ». Le sport escrime, sport compétition est né en cette belle époque, il remue, secoue et galvanise l’escrime qui se mourait alors tout doucement de la satisfaction d’être un Art.
« Lorsque nous observons l’évolution des pratiques aristocratiques et leur adaptation à la mode sportive, nous sommes frappés par une attitude qui s’analyse bien dans le cas de l’escrime. Longtemps gérée par des maîtres d’armes qui faisaient de la leçon une sorte d’initiation, l’escrime voit sa clientèle s’embourgeoiser et faire de la salle d’armes un salon où l’on se rencontre tandis que les assauts des maîtres disparaissent par manque de rigueur. Peu à peu, les plus actifs des élèves vont organiser le changement et donner plus de sérieux aux assauts à l’aide de règlements et de juges : le sport ne souffre pas de cabotinage, de l’à-peu-près, la discussion des résultats, et nous pouvons penser qu’une des raisons de la transformation des pratiques commercialisées en pratiques sportives n’est autre que le souci de précision, de rigueur, de hiérarchie des valeurs en dehors de toute tricherie ou de toute interprétation ».
Sous prétexte d’amateurisme et surtout de rigueur, le contrôle de l’Escrime Française échappe donc aux Maîtres d’armes au profit de la Société d’Encouragement de l’Escrime (Fédération Nationale d’Escrime Française) créée en 1882 et composée en grande partie d’aristocrates.
Pierre de Coubertin s’élève à plusieurs reprises contre ce qu’il appelle la « Fédéromanie » et cette maladie nouvelle appelée la Fédérite qui réglemente et unifie « Le sport veut la liberté, la fantaisie, la diversité. A l’uniformiser de plus en plus on risquerait de le tuer si l’instinct sportif n’était assez fort heureusement pour résister ». Pour lui, le sport le moins fait pour être fédéralisé c’est sans doute l’escrime : la salle d’armes doit rester privée et le maître d’armes doit la faire fonctionner. Les règlements des « Sociétés d’escrime est plein d’inconvénients au point de vue de l’escrime et de sa propagation », pour la santé et l’hygiène publiques : « Rien ne remplacerait ces salles d’armes modestes où viennent de temps à autre prendre un peu d’exercice de petits employés qui n’ont à dépenser ni beaucoup de loisirs ni beaucoup d’argent ».
P. de Coubertin reste résolument traditionaliste en ce qui concerne l’escrime et s’oppose à la championnite : « Nous n’hésiterons pas pour notre part à dire que ces difficultés ne seraient pas nées si l’escrime était demeurée le sport à traditions chevaleresques d’autrefois où le coup de bouton comptait moins que la manière de le donner et où les idées de classement, de pointage, de juges, d’arbitres et de prix auraient paru autant d’injures au sport des armes et à ses adeptes ».
Pour une escrime hygiénique
P. de Coubertin a longtemps affirmé son souhait de voir l’escrime quitter les salles d’armes et les boudoirs du 19ème pour une pratique plus aérée. Il souhaitait en 1906 que ces championnats d’escrime (d’Athènes) aient lieu aux Thermes de Caracalla pour, dit-il « réaliser une réforme réclamée par tant de succès d’hygiène, et qui commence à avoir l’approbation de l’opinion, à savoir la transformation de l’escrime en sport de plein air ».
Il réaffirme sa position en décembre 1909 après les Jeux de Londres de 1908 : « les sports de combat comprennent l’escrime (dont la canne et le bâton), la boxe, la lutte et le tir. Après s’être enfermée longtemps en des locaux hermétiquement clos et, partant médiocrement sains, l’escrime a fini par s’aviser qu’elle pouvait aisément devenir un sport de plein air ».
P. de Coubertin reviendra cependant sur ce souhait, notamment en octobre 1920, après les jeux d’Anvers : « Les épéistes et les sabreurs auxquels on avait prépare un terrain en plein air n’ont pu l’utiliser par suite de l’inclémence du temps. Autant le plein air est intéressant pour des réunions d’entraînement, autant il paraît préférable que des concours de l’importance des concours olympiques soient prévus et conduits à couvert ».
Pour une spécificité des trois armes
A propos de l’escrime au fleuret au J.O. d’Anvers, P. de Coubertin ne cache pas sa déception et s’attarde sur l’identité de l’escrime et la spécificité des 3 armes : « L’escrime au fleuret a surpris péniblement ses fidèles. Elle est en évidente décadence. Je n’hésite point, en ce qui me concerne, à en rendre responsable les règlements actuellement en usage. La Fédération Internationale d’Escrime rendrait un grand service à la cause qu’elle défend en provoquant une complète refonte des dits règlements. Restaurer l’escrime au fleuret dans la plénitude de ses droits et de ses traditions émanciperait en même temps l’escrime à l’épée et au sabre. Toutes les trois se déforment en cherchant à s’entendre et à se pénétrer. II faudrait au contraire accentuer les différences. Ce n’est pas dire que les Jeux d’Anvers n’aient point assemblé de remarquables tireurs au premier rang desquels se place le champion italien Nedo Nadi, incarnation de la grâce et de la force combinées ».
Pour réformer certains règlements
Coubertin se réjouit de voir l’engouement pour la pratique de l’escrime au niveau international. Il s’offusque pourtant des problèmes occasionnés par le jugement des touches :
« les escrimeurs de France, d’Angleterre et de Belgique ont croisé le fer à diverses reprises : à Paris d’abord pendant la « semaine d’épée » comme on appelle cette institution naissante à laquelle l’avenir semble sourire et qui mettra, chaque printemps, un peu de jeunesse et de tumulte dans le vieux jardin tranquille du Palais-Royal ; à Londres où l’escrime, vraiment, fait de surprenants progrès après de si longs dédains ; enfin, à Ostende, ville de sport et de plein air, bien choisie pour être en quelque sorte l’un des carrefours musculaires de l’Europe. Ce dernier tournoi, encore une résurrection, celle de ce joli mot svelte et fringant, par l’emploi duquel il semble que tous les entrains d’hier vont servir de piédestal aux exubérances de demain, donc ce dernier tournoi s’est terminé par quelques disputes fâcheuses, à propos naturellement de coups de bouton. Est-ce donc un bon exemple, est-ce un beau spectacle que la vue d’épées raisonneuses dont la susceptibilité enraye la fougue ? Le public n’aime pas cela et il a grandement raison, le public. II sent d’instinct que l’escrimeur pour faire de la belle escrime, ne doit pas tenir son arme mais être tenu par elle et qu’en lui la passion doit primer la vanité. La preuve que le coup de bouton est le grand coupable, c’est que le mal sévit sur les plus loyaux et les meilleurs tireurs depuis qu’ils se sont laissé enchaîner par les poules et les règlements d’assaut au point de perdre de vue tout autre intérêt que celui de la touche qui compte ». Le remède ? On ne le cherche pas encore, ce qui rend sa prompte découverte assez problématique » .
3. Le pédagogue
Pierre de Coubertin fut un pédagogue et un humaniste au plein sens du terme. Il le doit en partie à son éclectisme culturel et sportif. Sa symphonie pédagogique ne se limite pas à l’Olympisme et, comme il l’a écrit lui même, elle restera inachevée .
Pierre de Coubertin justifie ses choix de matières dans sa « Gymnastique Utilitaire » et donne des indications sur les contenus pédagogiques à apporter, prouvant l’étendue de ses connaissances en la matière et sa réflexion pédagogique.
Le chapitre consacré à « l’apprentissage » nous révèle le fondement de sa pensée :
« Les escrimes. II faut très longtemps pour former un véritable escrimeur ; il faut quelque temps pour enseigner simplement à un jeune homme à se servir avec avantage de son arme ou de son poing ; mais il n’en faut pas beaucoup pour lui apprendre à « ne pas s’épater » devant le fer qui le cherche ou le bras qui le menace… L’essence psychologique des escrimes réside dans l’aspiration à toucher l’adversaire. Chaque effort tend à ce but, à tel point que l’homme s’énerve s’il demeure trop longtemps sans y réussir. C’est pourquoi l’offensive doit dominer l’enseignement ; la défensive s’apprend surtout par l’expérience ; un enseignement défensif est mauvais… » (p.500)
On remarquera surtout le souci d’enseigner une escrime utilitaire et rapidement disponible. La motivation du débutant doit être respectée : celle de vouloir toucher son adversaire, c’est pourquoi l’offensive sera privilégiée et l’assaut intégré rapidement à la leçon.
« Le fleuret et l’épée. Le plus court chemin pour arriver aux éléments de l’épée est de passer par le fleuret. Nous employons cette locution afin de bien marquer qu’il ne s’agit pas ici de prendre position dans la fameuse querelle des « fleurettistes » et des « épéistes » et de décider jusqu’à quel degré l’étude préalable du fleuret avantage le tireur d’épée. Le point de vue élémentaire auquel nous nous limitons change les données de la question ; nous ne cherchons que le moyen de parvenir à moitié route le plus vite possible.
La position du tireur de pointe et l’action mécanique que l’on réclame de lui sont anormales ; le sabreur se sert du moins de son bras d’une manière qui lui est à peu près naturelle. Placez un bâton dans les mains d’un novice ; il va faire du sabre instinctivement : jamais il ne fera de la pointe. C’est que la permanence obligatoire de l’effacement et l’indispensable prestesse de l’allonge constituent pour le pointeur des difficultés dont il ne saurait venir à bout facilement ».
Commencer par le fleuret avant de pratiquer l’épée pour faire acquérir les fondamentaux et la coordination d’une escrime peu naturelle, beaucoup moins que ne l’est celle du sabre et de la canne. Il ne faut cependant pas minimiser ni écarter les aptitudes physiques et intellectuelles des débutants qu’il faut associer au travail de base fondamental :
« Certains dénient, il est vrai, que ces aptitudes soient nécessaires ; ils se donnent eux-mêmes en exemple afin de mieux prouver leur thèse. Mais le plus souvent on s’aperçoit qu’ils suppléent par des qualités exceptionnelles de tête ou de doigté à la défectuosité de leur garde ou à leur insuffisance de fente. Ils font bien ainsi ; ils feraient encore mieux autrement. L’effacement et l’allonge n’en demeurent pas moins les cerbères qui gardent l’accès de l’escrime de pointe et qu’il faut pour passer, commencer par se rendre favorables.
On y réussira avec l’épée mais plus rapidement en commençant par le fleuret, à condition toutefois de ne pas fatiguer le débutant par l’étude des feintes et par des contres répétés. Les trois quarts des coups qui passent viennent de ce que le départ du pied a été mauvais, de ce que l’allonge des jambes n’a pas, au moment propice, apporté à l’allonge du bras le renfort désirable. En escrime, le bras représente l’armée active qui part la première ; les jambes, la réserve, appelée en même temps mais qui part en seconde ligne. Le corps, c’est la territoriale qui donne seulement en cas de péril. L’ordre de cette mobilisation doit être strictement observé : c’est là ce qu’il faut travailler et non les feintes et les contres. II va de soi que si l’on perd en outre du temps à enseigner des chinoiseries comme la mise en garde en cinq temps, aucun résultat appréciable ne saurait être escompté avant longtemps ».
Les conseils et directives s’affinent et touchent les leçons individuelles. Nous retiendrons surtout l’ambidextrie imposée dans la leçon « de façon à maintenir l’équilibre corporel que l’escrime tend à détruire » ; leçon commencée de la main non usuelle (afin de terminer par une pratique plus facile lorsque l’élève est fatigué). Le passage à l’épée doit être le plus rapide possible par souci d’utilité et d’éclectisme.
La leçon de fleuret prise, bien entendu, des deux mains (et, ainsi que nous y avons déjà insisté, en commençant par la main gauche) se réduira à : marcher et rompre — attaquer par des coups droits, des coulés tirer droit, des une-deux et des coulés une-deux — puis les mêmes attaques précédées de temps d’arrêt et, comme parades, la quatre et la sixte en oppositions et en contres simples, de pied ferme et en marchant. Cette leçon n’est nullement destinée à aboutir à l’assaut. Dès que le professeur le jugera possible il passera à l’épée.
La leçon d’épée comprendra en plus le battement, le froissement, le liement, l’absence d’épée et l’arrêt. L’élève sera dressé à changer fréquemment de tactique, à alterner le bras tendu avec le bras demi tendu, à se mouvoir vite et à se fendre modérément.
Le professeur préparera les élèves à l’assaut en leur faisant exécuter l’un contre l’autre les coups qu’il prescrira. Il leur enseignera à ne jamais rendre involontairement un seul pouce du terrain acquis. A partir de ce moment, une grande importance sera donnée aux questions de terrain et de lumière. Si la piste de linoléum favorise le jeu du fleuret, elle n’est pour celui de l’épée qu’un adjuvant dangereux. On doit tirer fréquemment en plein air, sur le gazon aussi bien que sur le caillou, au soleil aussi bien qu’à l’ombre.
Ce n’est pas seulement l’hygiène qui y trouvera son compte, mais l’expérience. Un jour trop cru, un jour trop tamisé, des reflets sur les lames, la résistance plus ou moins grande qu’offre le sol, tout cela déroute le tireur qui ne s’en est jamais préoccupe et n’est rien pour celui qui a passé par là, ne fut-ce qu’une ou deux fois. On ne doit pas même redouter, à l’occasion, la fantaisie d’un revers de colline ou chacun tâchera de dominer l’adversaire en le tournant ; ce genre d’expérience donne de l’assurance ».
Le souci hygiénique d’une escrime en plein air vient s’ajouter à l’utilitaire et à l’adaptabilité : lumière et soleil, revêtements différents des sols, accidents du terrain.
Le sabre…
« II n’y a pas à simplifier l’escrime du sabre. Elle s’est simplifiée d’elle-même par la disparition progressive des moulinets et même des enlevés et des brisés ; elle se réduit à des coups très vite appris qui sont : le coup de tête, le coup de figure à gauche, le coup de figure à droite, le coup de flanc, le coup de ventre, le coup de pointe, le coup de manchette et le coup de banderole — ce dernier moins recommandable. Comme parades : la parade de tête et les parades de tierce et de quarte, hautes et basses.
Le sabre est une arme très redoutable et dont il est fort utile de posséder le maniement, non en vue d’un duel, car le duel au sabre, enfantin si les adversaires sont maintenus presque hors d’atteinte, est terrible en tout autre cas, mais pour s’en servir par exemple contre un cambrioleur. Si le « pékin » n’a pas le droit de porter un sabre au côté, privilège d’ailleurs plus embarrassant qu’efficace, il peut du moins en tenir un à portée dans sa demeure ; il en tirera souvent une protection plus prompte que d’un revolver ; on n’est pas toujours certain que le revolver soit en état ou chargé tandis que le sabre est toujours prêt et ne dépend que de la main qui le tient ; une précaution en tout cas complète l’autre. II ne faut pas commencer le sabre en même temps que le fleuret mais seulement lorsque la main de l’escrimeur est déjà un peu fixée. Par contre, il se combine avantageusement avec l’équitation ; on s’arrangera donc pour faire coïncider les deux enseignements.
Le sabre d’exercice peut être en bois ce qui est plus économique mais ne dispense pas du bourrelet qui doit être ajouté au masque ordinaire d’escrime. Pour la leçon à pied, si elle est donnée par le professeur, le masque ordinaire peut à la rigueur suffire ; pour la leçon à cheval le bourrelet ne doit jamais être oublié ».
… et la canne.
Au point de vue utilitaire, la canne et le bâton en usage dans les assauts ont ceci de défectueux que, dans la vie journalière, personne ne les a jamais sous la main. La première tient le milieu entre le stick de cheval et la canne de promenade ; le second entre la canne de promenade et l’alpenstock. De plus, la canne de promenade ne comporte l’application intégrale d’aucune des deux escrimes enseignées avec ces instruments. II semble donc peu logique d’en préconiser l’emploi d’autant que ces escrimes revêtent volontiers des allures fantaisistes qui en compliquent fort inutilement l’apprentissage.
D’un autre côte, il est déraisonnable de ne pouvoir tirer aucun profit d’une arme qu’on a sans cesse à portée et qui perd toute valeur entre les doigts d’un non-exercé. II convient donc de s’habituer à frapper et à parer avec une canne ordinaire. Tenue d’une seule main, on peut s’en servir comme d’un sabre mais en se limitant aux coups de tête, de figure, de flanc et de manchette, surtout aux coups de tête et de figure. De plus, les coups devant être fouettes, il faut prendre de l’élan au moyen des moulinets en usage dans l’ancienne escrime du sabre ; c’est pour ce motif que nous ne conseillons pas de mêler les deux enseignements mais d’attendre plutôt pour prendre la canne qu’on possède déjà les éléments du sabre. II ne faut pas toutefois s’exagérer l’importance des moulinets, M. Demeny ayant établi par une curieuse expérience que la vitesse n’en était. pas considérablement accrue ; d’où il suit qu’il est bon d’exécuter un moulinet et superflu d’en exécuter une série.
Pour donner le coup des deux mains, ce qui n’est à faire qu’avec une canne résistante et très rigide, on prend l’élan au-dessus de la tête, les mains croisées ; elles se décroisent d’elles-mêmes pendant le demi moulinet qui précède le coup. Le coup ainsi donné est très violent. On ne peut le parer qu’en y opposant une canne également solide et que l’on présentera en travers en la tenant des deux extrémités et en allant un peu au-devant du coup. » (p. 502- 505)
Programme pédagogique…
Pierre de Coubertin donne un plan détaillé du programme pédagogique de première et de deuxième année de gymnastique utilitaire. Il établit les contenus des 30 leçons : des progressions qui ne sont pas uniquement techniques. Ainsi, l’apprentissage de l’escrime utilitaire commence par le fleuret, puis par l’épée et enfin le sabre (puis les leçons aux différentes armes sont alternées). Des assauts raisonnés (à l’épée) figurent au programme, dès la première année, puis au sabre et à l’épée en 2ème année. Sur une affiche de 1908 concernant les différents contenus de la Gymnastique Utilitaire, on peut y lire que « les armes usuelles (fleuret, épée, canne et sabre) peuvent être utilement maniées sans apprentissage individuel et qu’on ne s’y perfectionne qu’en faisant assaut fréquemment ». On retrouve entremêlés dans les leçons, des travaux manuels destinés à mieux connaître son matériel et à le respecter (montage, démontage, nettoyage, réparations). Pierre de Coubertin croyait fortement au transfert de compétences et préconisait « l’alternance des exercices propre à ne pas surcharger les mêmes muscles, … de façon à ce qu’ils se complètent les uns les autres, psychologiquement et physiologiquement, que l’effort et la difficulté soient gradués et que chaque progrès réalisé dans une branche profite à la suivante ». p. 525-526
…Et premières épreuves de gymnastique utilitaire
C’est en 1903 que fut fondé le « Comité de la Gymnastique Utilitaire » dont Coubertin fut nommé Président. De ce Comité naquit alors en 1906 la « Société des Sports Populaires » qui créa aussitôt le « Diplôme des Débrouillards ». Pour acquérir ce diplôme, le concurrent devait obtenir un minimum de points aux différentes épreuves de gymnastique utilitaire. 240 points maximum pour 12 épreuves (course, saut, lancer, escalade, natation, escrime, boxe, tir, marche, équitation, aviron et bicyclette). En escrime, le candidat devait « fournir un assaut en deux reprises de trois minutes contre le professeur, soit fleuret et épée, soit fleuret et sabre (ou canne), soit épée et sabre (ou canne) à son choix ».
4. Une logique mise en actes
La création du Comité de gymnastique utilitaire n’est qu’une des mises en œuvre des principes de Coubertin, l’humaniste. Elle illustre bien la volonté de son créateur d’instituer une pratique sportive démocratique, polyvalente et éclectique, résolument tournée vers la libéralisation de l’individu et une meilleure entente entre les hommes.
Si les sports de combats doivent exister c’est pour répondre au besoin naturel et culturel de l’homme qui par ses fonctions physiologiques, psychologiques et sociologiques est contraint de rechercher son équilibre et sa place, son identité et sa spécificité. Coopération et opposition sont deux fonctions inscrites dans les cellules vivantes au même titre que l’assimilation, l’accomodation et l’adaptation de Piaget. Le déséquilibre est quasi permanent et crée le besoin de combattre afin de combler un manque et supprimer une incertitude ; le combat est une réponse à un instinct atavique.
Le duel, pris dans le sens de combat, est un symbole qui plaît fortement à Coubertin puisqu’il résume la vie : celle que l’on sauve en combattant, celle que l’on crée en se battant. Le duel, pris au sens de duo, est l’image du couple formé par l’escrime et l’histoire de l’humanité : l’escrime a traversé tous les millénaires, elle a su s’adapter en fonction des cultures. Par ses traditions chevaleresques, par son désintéressement, par l’image du duel qu’elle a conservée tout en l’édulcorant, l’escrime représente ce qu’une culture humaniste recherche : des traditions millénaires aculturées peu ou prou à la société actuelle. Pourtant, toutes les formes d’escrime ne trouvent grâce auprès de Coubertin. Il critiquera les Fédérations qui fédèrent et légifèrent, les Associations qui suppriment une part de liberté et augmentent les contraintes des pratiques. Il critique les modifications matérielles qui entraînent une dérive des objectifs premiers en changeant l’art en lucre, en oubliant la manière de toucher pour le gain de la touche, ou en privilégiant la valeur technique à la valeur morale. L’escrime doit conserver ses objectifs pédagogiques, physiologiques, moraux et culturels. Elle ne doit pas se laisser entraîner vers la championnite ou vers la primauté des valeurs physiques au détriment des valeurs morales et culturelles.
La philosophie de P. de Coubertin semble être condensée dans le message radiodiffusé de Berlin le 4/08/1935, il affirmait que « l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau » qu’il entrait donc en religion en entrant dans une éthique propre à une élite : « la 2ème caractéristique de l’olympisme, c’est le fait d’être une aristocratie, une élite ». Une aristocratie que l’on doit conquérir et que l’on doit mériter. L’Olympisme, c’est l’adoubement du chevalier méritant, de la reconnaissance des valeurs cachées : « Mais être une élite ne suffit pas, il faut encore que cette élite soit une chevalerie. Les chevaliers sont avant tout des frères d’armes à l’idée d’entraide se superpose chez le chevalier, l’idée de concurrence, d’effort opposé, de lutte courtoise et pourtant violente ».
IV. L’escrime, une activité physique et sportive pour Pierre de Coubertin
L’analyse des Textes choisis de Pierre de Coubertin nous ont permis de mieux connaître leur auteur et de mieux discerner la place que pouvait occuper l’escrime dans les travaux et dans les idées de notre brillant escrimeur.
Effectivement escrimeur il a été, par sa pratique mais surtout par sa culture et la connaissance qu’il a acquise sur cette activité physique. Il a été escrimeur plus que tout autre en mettant ce sport et ce moyen psychopédagogique au cœur de son système éducatif et au centre de l’olympisme. Peu de personnes peuvent s’enorgueillir de connaître aussi intimement les valeurs culturelles, historiques et potentielles d’une pratique et d’en extraire la quintessence psychologique et sociologique pour la bonifier.
Coubertin a su discerner, comprendre et mettre en œuvre toutes les dominantes possibles de l’escrime et les valeurs significatives associées.
L’esthète Coubertin a profondément aimé l’escrime pour ses qualités artistiques, l’historien érudit des civilisations anciennes en connaissait le patrimoine académique et culturel et s’en est servi comme assise. Le pratiquant sportif n’ignorait rien des différentes armes et de leur spécificité, comme enseignant critique et pédagogue pertinent il était averti des besoins des jeunes et des possibilités des maîtres de son temps. Il souhaitait une pratique éducative par conviction, utilitaire par nécessité et sportive par besoin d’excellence, il la voulait complète et hygiénique. Coubertin admirait le vrai champion qui ne trichait pas avec lui-même ou avec les autres, l’image pure du duelliste moderne. Il admirait le côté chevaleresque plus que le fair-play et les rituels symboliques des escrimeurs. Il connaissait les dirigeants des Sociétés naissantes et les enjeux des pouvoirs politiques, il a su maîtriser les réticences des pouvoirs institutionnels et sut être habile à les convaincre. Il montra aussi son attention aux aspects physiologistes de l’escrime et se révéla précurseur de ses potentialités psychologiques et cathartiques.
Coubertin a bien compris que « l’art de tuer son homme » dont parlait Molière pouvait devenir « un art de vivre », un art merveilleux de l’excellence. Le champion d’escrime est admirable mais il n’est pas le seul pratiquant de l’escrime à l’être : le pentathlète moderne est plus parfait, plus idéal. Le jeune débrouillard qui pratique toutes les escrimes l’est tout autant par la flexibilité et l’adaptabilité qu’il témoigne.
Le sociologue humaniste Coubertin a montré que l’on pouvait se servir des armes pour pacifier les hommes et les nations. Son message est clair : si le combat était universel, atavique, impossible à éviter, il faut en canaliser la violence et la réglementer. Le duel et l’image du duel ont des fonctions de catharsis appréciables.
Enfin, Coubertin s’est comporté avec l’escrime comme un humaniste convaincu, en homme de lettres, de sciences et de l’art. On peut assurément écrire que son amour de l’escrime fut universel et qu’il dépassa toujours les clivages, les dogmes et les particularismes des nations. Son amour n’était certes pas sectaire ni aveugle, il aimait tout autant certains sports mais pour d’autres raisons, d’autres qualités potentielles ou effectives pouvant servir sa cause universelle. Nous pourrions dire que Coubertin éprouvait pour l’escrime un sentiment lucide, affectif et raisonné.
Bernard Jeu écrivait très justement que « respecter Coubertin, c’est avant tout respecter son exemple, restituer historiquement sans doute ce qu’il a dit, voulu dire et voulu faire, mais se demander aussi, s’il était là aujourd’hui parmi nous, avec son sens conjoint du réalisme et de l’idéal, ce qu’il aurait à cœur de dire et de faire ». Nous respectons infiniment Coubertin pour ses idées et pour sa compréhension de l’escrime. Aussi, s’il fallait transposer ses principes au 21ème siècle et définir l’escrime qu’il aurait aimé voir pratiquer maintenant, nous dirions sans crainte de se tromper qu’il aimerait voir pratiquer toutes les armes par les jeunes élèves, surtout l’escrime artistique qui favorise la coopération. Il aimerait que l’escrime soit un sujet de transversalité dans les écoles pour l’enseigner à travers le sport, l’histoire, la littérature et d’autres disciplines. Il ne serait certainement pas opposé à la pratique d’une autre forme d’escrime compétitive à deux armes sur une piste circulaire. Il renforcerait le côté spectaculaire et esthétique de l’escrime mais serait rigoureux sur les manquements possibles des pratiquants concernant la tricherie, le dopage et la violence.
Assurément Pierre de Coubertin ferait afficher au fronton des salles d’armes du monde entier cette phrase de La Faugère .
Surtout n'allez pas croire que le but de l'escrime
Est de porter secours à qui médite un crime
Car sa tâche plus belle est de mettre à profit
Les qualités du corps, de l’âme et de l'esprit.
Bibliographie
- Comité International Olympique, Textes choisis de Pierre de Coubertin, Weidmann, 1986, 3 tomes.
- CHARLES( J.-B.), Ma Méthode, Paris, 1890.
- Traité d’escrime équestre (en collab. Avec Louis Pascaud), Auxerre, A. Lanier, 1906. Tirage à part de la Revue Olympique de 1906 (8 pages).
- Coll., Pour un humanisme du sport, CNOSF, 1994.
- Pierre de Coubertin, LA GYMNASTIQUE UTILITAIRE, Sauvetage – Défense – Locomotion, Paris, 1906
- LAGORCE (Guy) et PARIENTE (Robert), La fabuleuse histoire des Jeux Olympiques, ODIL, 1972
- René Lacroix in « 15 ans d’escrime » de H. G. Berger (1921-23)
- Bulletin du Comité International Olympique, Jeux de la XVIe Olympiade, Melbourne 1956
- SIX (Gérard), Escrime, jeux de Sociétés, mémoire principal de DEA, 2001
L’escrime coubertinienne se manifeste de différentes façons : parfois directes et souvent indirectes. Souvent l’escrime est associée à une idée ou à un groupe d’activités. Jamais Coubertin ne semble dogmatique ou normé, toujours il montrera que l’escrime fait partie intégrante d’un ensemble structuré et logique où elle tient une place signifiante mais non unique. L’escrime semble tenir le statut et le rôle d’un moyen privilégié pour des ambitions plus nobles et universelles.
1. L’escrime coubertinienne
Sport français
« L’escrime, ce sport français par excellence et dont nous avons presque le monopole ». Cette citation est importante car elle place l’escrime au sommet des sports français et l’escrime française au sommet d’un monde qu’il faudra conquérir et convertir à ce sport, aux méthodes françaises et surtout à ses idées, même si ces idées seront parfois mal perçues ; en parlant de la Suisse, Coubertin avoue que « les salles d’armes sont insuffisamment fréquentées, et cela est d’autant plus fâcheux qu’il reste encore un peu des jolies façons chevaleresques d’autrefois, chassées de France et d’ailleurs par la pointe d’arrêt et le jury d’assaut, ces abominations de l’escrime moderne ». Le chevalier de Coubertin
considère l’escrime comme le fer de lance de son entreprise internationale, mais une escrime traditionnelle esthétique et chevaleresque non tournée vers la championnite.
Sport virilisant
Coubertin reconnaissait à l’escrime (et surtout à la boxe) de par sa fonction virilisante, une grande valeur éducative. Il classe l’escrime parmi les sports utiles comme la gymnastique, courses, sauts, lancers, boxe, lutte, équitation, aviron, natation .
Sport désintéressé
P. de Coubertin a déversé des flots d’encre sur le problème du professionnalisme et de l’amateurisme et des problèmes de motivations qu’ils engendrent : motivations extrinsèques (gains), introjectées (gloire, reconnaissance), intrinsèque (plaisir). Dans la Revue de Paris du 15 juin 1894, pp. 170-184 P. de Coubertin cite l’escrimeur comme un exemple à suivre.
« Le sport ne peut non seulement produire ses bons effets moraux, mais même subsister, que fondé sur le désintéressement, la loyauté et les sentiments chevaleresques. L’amateur antique luttait pour un simple rameau d’olivier sauvage et la loi excluait du concours les indignes , tous ceux dans la vie desquels il existait une tare quelconque. Nous ne sommes plus exposes à voir la passion du sang transformer les nobles spectacles du stade, mais il reste l’argent, le grand corrupteur, l’éternel ennemi ! On peut en avoir raison. L’escrime est là pour attester qu’il n’est pas impossible d’atteindre l’idéal sportif d’une manière presque absolue ; un escrimeur, le plus souvent, ne reçoit même pas une médaille comme gage de sa victoire : on dirait que le coup de bouton qui termine l’assaut porte en soi la plus haute récompense qui puisse être décernée, la seule que puisse accepter la main qui tient l’épée . » Guy Lagorce et Robert Parienté. lui donneront indirectement raison en parlant de Lucien Gaudin « L’homme possède toutes les qualités que Coubertin s’est plu à exalter : le désintéressement, la noblesse de caractère, l’opiniâtreté, la passion du sport, et aussi une fortune personnelle lui permettant de consacrer beaucoup de temps à son entraînement… »
Mais sport trop rigide
Les principes libertaires de Thomas Arnold sont encore loin des salles d’armes : « pourquoi donc le gymnase n’est-il pas toujours ouvert, avec faculté pour les écoliers d’exercer leurs biceps toutes les fois que bon leur semble ? Quant à l’escrime, même remarque ».
Coubertin nuance pourtant ses propos pour les débutants qu’on ne saurait laisser libres de leurs mouvement pour des raisons de sécurité et de rigueur : « le professeur ne peut consacrer que quelques instants à chacun, et, s’il laisse des débutants ferrailler les uns contre les autres, ceux-ci prennent de détestables habitudes qui les empêchent ensuite de devenir bons tireurs ».
De toutes façons, l’escrime n’est pas faite pour plaire d’emblée aux jeunes, ses exigences font d’elle un plaisir d’adulte : « l’escrime n’est pas de ceux (sports) que les enfants puissent apprécier ; il est bon qu’ils s’y adonnent dès leur jeune âge, mais le fleuret exige du sang froid, de l’expérience et le complet développement du corps » .
Sport parfois rébarbatif
Dans un article où P. de Coubertin parle de la leçon (individuelle) en boxe et en escrime, il suggère aux maîtres d’armes de ne pas se cantonner à une routine lassante mais d’ouvrir les yeux de leurs élèves sur des plaisirs plus tactiques et intellectuels. Il parle notamment du temps d’escrime que l’on aime prendre à l’adversaire : « Mais le temps se prend aussi bien avec les jambes, nous oserions presque dire avec les yeux, qu’avec les bras. C’est une pause imperceptible, suffisante pourtant pour produire de l’assiette ici, de l’incertitude là. Et si l’attaque qui suit est foudroyante, elle a bien des chances d’aboutir. Le temps pris en perfection est chose rare et exquise. C’est un des plus grands plaisirs de dilettantisme de l’escrime armée si pleine de plaisirs de cette sorte. Le professeur pourrait beaucoup pour aviver cette source d’agrément, mais on doit avouer que, dans la leçon d’escrime, sévit bien souvent une fâcheuse routine. Combien peu de professeurs, en somme, savent la très bien donner ! »
Sport noble … comme les autres
P. de Coubertin prône l’égalité des droits des différents sports au sein de l’Olympisme et s’insurge contre les prétentions vaniteuse de certains sports : « … dans les speeches dont s’accompagne une distribution de prix ou un banquet, le sport qui occasionne ces cérémonies ou ces agapes est régulièrement proclamé le plus beau ou le plus noble de tous… Tantôt donc, c’est l’escrime et tantôt le cheval, tantôt c’est l’aviron et tantôt le ski qui obtiennent les honneurs du maximum de beauté ou de noblesse et se voient conférer ce record par des adeptes enthousiastes . »
2. Le réformateur et le traditionaliste
Ne croyons surtout pas que Pierre de Coubertin ait toujours trouvé un consensus autour de ses idées souvent révolutionnaires. Il s’opposa parfois fermement aux nouveautés ou aux traditions d’une escrime qui se cherchait : entre l’art de l’escrime et sport escrime, il y a de grandes différences et la transition est difficile, les choix sont parfois cornéliens.
Contre les fédérations sportives d’escrime
La récupération de l’escrime sportive et des escrimeurs par les nombreuses fédérations qui se créent à cette époque préoccupe Coubertin. Il s’opposera au « dirigisme » excessif et aux trop puissants intérêts de groupe qui se manifestent dans les milieux sportifs ; c’est en ce sens qu’il désapprouvera la formation de fédérations d’escrime. Son principe est de garantir aux sportifs un maximum de liberté.
En cette fin du XIXème siècle, le mouvement sportif s’institutionnalise et voit les premiers championnats de fleuret et challenges d’épée (1896) instaurés par la section escrime de l’USFSA (Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques), « avec quel enthousiasme - et considérés, avec quel étonnement, par le monde officiel de l’Escrime, monde éparpillé, divisé, sans cohésion ni action ». Le sport escrime, sport compétition est né en cette belle époque, il remue, secoue et galvanise l’escrime qui se mourait alors tout doucement de la satisfaction d’être un Art.
« Lorsque nous observons l’évolution des pratiques aristocratiques et leur adaptation à la mode sportive, nous sommes frappés par une attitude qui s’analyse bien dans le cas de l’escrime. Longtemps gérée par des maîtres d’armes qui faisaient de la leçon une sorte d’initiation, l’escrime voit sa clientèle s’embourgeoiser et faire de la salle d’armes un salon où l’on se rencontre tandis que les assauts des maîtres disparaissent par manque de rigueur. Peu à peu, les plus actifs des élèves vont organiser le changement et donner plus de sérieux aux assauts à l’aide de règlements et de juges : le sport ne souffre pas de cabotinage, de l’à-peu-près, la discussion des résultats, et nous pouvons penser qu’une des raisons de la transformation des pratiques commercialisées en pratiques sportives n’est autre que le souci de précision, de rigueur, de hiérarchie des valeurs en dehors de toute tricherie ou de toute interprétation ».
Sous prétexte d’amateurisme et surtout de rigueur, le contrôle de l’Escrime Française échappe donc aux Maîtres d’armes au profit de la Société d’Encouragement de l’Escrime (Fédération Nationale d’Escrime Française) créée en 1882 et composée en grande partie d’aristocrates.
Pierre de Coubertin s’élève à plusieurs reprises contre ce qu’il appelle la « Fédéromanie » et cette maladie nouvelle appelée la Fédérite qui réglemente et unifie « Le sport veut la liberté, la fantaisie, la diversité. A l’uniformiser de plus en plus on risquerait de le tuer si l’instinct sportif n’était assez fort heureusement pour résister ». Pour lui, le sport le moins fait pour être fédéralisé c’est sans doute l’escrime : la salle d’armes doit rester privée et le maître d’armes doit la faire fonctionner. Les règlements des « Sociétés d’escrime est plein d’inconvénients au point de vue de l’escrime et de sa propagation », pour la santé et l’hygiène publiques : « Rien ne remplacerait ces salles d’armes modestes où viennent de temps à autre prendre un peu d’exercice de petits employés qui n’ont à dépenser ni beaucoup de loisirs ni beaucoup d’argent ».
P. de Coubertin reste résolument traditionaliste en ce qui concerne l’escrime et s’oppose à la championnite : « Nous n’hésiterons pas pour notre part à dire que ces difficultés ne seraient pas nées si l’escrime était demeurée le sport à traditions chevaleresques d’autrefois où le coup de bouton comptait moins que la manière de le donner et où les idées de classement, de pointage, de juges, d’arbitres et de prix auraient paru autant d’injures au sport des armes et à ses adeptes ».
Pour une escrime hygiénique
P. de Coubertin a longtemps affirmé son souhait de voir l’escrime quitter les salles d’armes et les boudoirs du 19ème pour une pratique plus aérée. Il souhaitait en 1906 que ces championnats d’escrime (d’Athènes) aient lieu aux Thermes de Caracalla pour, dit-il « réaliser une réforme réclamée par tant de succès d’hygiène, et qui commence à avoir l’approbation de l’opinion, à savoir la transformation de l’escrime en sport de plein air ».
Il réaffirme sa position en décembre 1909 après les Jeux de Londres de 1908 : « les sports de combat comprennent l’escrime (dont la canne et le bâton), la boxe, la lutte et le tir. Après s’être enfermée longtemps en des locaux hermétiquement clos et, partant médiocrement sains, l’escrime a fini par s’aviser qu’elle pouvait aisément devenir un sport de plein air ».
P. de Coubertin reviendra cependant sur ce souhait, notamment en octobre 1920, après les jeux d’Anvers : « Les épéistes et les sabreurs auxquels on avait prépare un terrain en plein air n’ont pu l’utiliser par suite de l’inclémence du temps. Autant le plein air est intéressant pour des réunions d’entraînement, autant il paraît préférable que des concours de l’importance des concours olympiques soient prévus et conduits à couvert ».
Pour une spécificité des trois armes
A propos de l’escrime au fleuret au J.O. d’Anvers, P. de Coubertin ne cache pas sa déception et s’attarde sur l’identité de l’escrime et la spécificité des 3 armes : « L’escrime au fleuret a surpris péniblement ses fidèles. Elle est en évidente décadence. Je n’hésite point, en ce qui me concerne, à en rendre responsable les règlements actuellement en usage. La Fédération Internationale d’Escrime rendrait un grand service à la cause qu’elle défend en provoquant une complète refonte des dits règlements. Restaurer l’escrime au fleuret dans la plénitude de ses droits et de ses traditions émanciperait en même temps l’escrime à l’épée et au sabre. Toutes les trois se déforment en cherchant à s’entendre et à se pénétrer. II faudrait au contraire accentuer les différences. Ce n’est pas dire que les Jeux d’Anvers n’aient point assemblé de remarquables tireurs au premier rang desquels se place le champion italien Nedo Nadi, incarnation de la grâce et de la force combinées ».
Pour réformer certains règlements
Coubertin se réjouit de voir l’engouement pour la pratique de l’escrime au niveau international. Il s’offusque pourtant des problèmes occasionnés par le jugement des touches :
« les escrimeurs de France, d’Angleterre et de Belgique ont croisé le fer à diverses reprises : à Paris d’abord pendant la « semaine d’épée » comme on appelle cette institution naissante à laquelle l’avenir semble sourire et qui mettra, chaque printemps, un peu de jeunesse et de tumulte dans le vieux jardin tranquille du Palais-Royal ; à Londres où l’escrime, vraiment, fait de surprenants progrès après de si longs dédains ; enfin, à Ostende, ville de sport et de plein air, bien choisie pour être en quelque sorte l’un des carrefours musculaires de l’Europe. Ce dernier tournoi, encore une résurrection, celle de ce joli mot svelte et fringant, par l’emploi duquel il semble que tous les entrains d’hier vont servir de piédestal aux exubérances de demain, donc ce dernier tournoi s’est terminé par quelques disputes fâcheuses, à propos naturellement de coups de bouton. Est-ce donc un bon exemple, est-ce un beau spectacle que la vue d’épées raisonneuses dont la susceptibilité enraye la fougue ? Le public n’aime pas cela et il a grandement raison, le public. II sent d’instinct que l’escrimeur pour faire de la belle escrime, ne doit pas tenir son arme mais être tenu par elle et qu’en lui la passion doit primer la vanité. La preuve que le coup de bouton est le grand coupable, c’est que le mal sévit sur les plus loyaux et les meilleurs tireurs depuis qu’ils se sont laissé enchaîner par les poules et les règlements d’assaut au point de perdre de vue tout autre intérêt que celui de la touche qui compte ». Le remède ? On ne le cherche pas encore, ce qui rend sa prompte découverte assez problématique » .
3. Le pédagogue
Pierre de Coubertin fut un pédagogue et un humaniste au plein sens du terme. Il le doit en partie à son éclectisme culturel et sportif. Sa symphonie pédagogique ne se limite pas à l’Olympisme et, comme il l’a écrit lui même, elle restera inachevée .
Pierre de Coubertin justifie ses choix de matières dans sa « Gymnastique Utilitaire » et donne des indications sur les contenus pédagogiques à apporter, prouvant l’étendue de ses connaissances en la matière et sa réflexion pédagogique.
Le chapitre consacré à « l’apprentissage » nous révèle le fondement de sa pensée :
« Les escrimes. II faut très longtemps pour former un véritable escrimeur ; il faut quelque temps pour enseigner simplement à un jeune homme à se servir avec avantage de son arme ou de son poing ; mais il n’en faut pas beaucoup pour lui apprendre à « ne pas s’épater » devant le fer qui le cherche ou le bras qui le menace… L’essence psychologique des escrimes réside dans l’aspiration à toucher l’adversaire. Chaque effort tend à ce but, à tel point que l’homme s’énerve s’il demeure trop longtemps sans y réussir. C’est pourquoi l’offensive doit dominer l’enseignement ; la défensive s’apprend surtout par l’expérience ; un enseignement défensif est mauvais… » (p.500)
On remarquera surtout le souci d’enseigner une escrime utilitaire et rapidement disponible. La motivation du débutant doit être respectée : celle de vouloir toucher son adversaire, c’est pourquoi l’offensive sera privilégiée et l’assaut intégré rapidement à la leçon.
« Le fleuret et l’épée. Le plus court chemin pour arriver aux éléments de l’épée est de passer par le fleuret. Nous employons cette locution afin de bien marquer qu’il ne s’agit pas ici de prendre position dans la fameuse querelle des « fleurettistes » et des « épéistes » et de décider jusqu’à quel degré l’étude préalable du fleuret avantage le tireur d’épée. Le point de vue élémentaire auquel nous nous limitons change les données de la question ; nous ne cherchons que le moyen de parvenir à moitié route le plus vite possible.
La position du tireur de pointe et l’action mécanique que l’on réclame de lui sont anormales ; le sabreur se sert du moins de son bras d’une manière qui lui est à peu près naturelle. Placez un bâton dans les mains d’un novice ; il va faire du sabre instinctivement : jamais il ne fera de la pointe. C’est que la permanence obligatoire de l’effacement et l’indispensable prestesse de l’allonge constituent pour le pointeur des difficultés dont il ne saurait venir à bout facilement ».
Commencer par le fleuret avant de pratiquer l’épée pour faire acquérir les fondamentaux et la coordination d’une escrime peu naturelle, beaucoup moins que ne l’est celle du sabre et de la canne. Il ne faut cependant pas minimiser ni écarter les aptitudes physiques et intellectuelles des débutants qu’il faut associer au travail de base fondamental :
« Certains dénient, il est vrai, que ces aptitudes soient nécessaires ; ils se donnent eux-mêmes en exemple afin de mieux prouver leur thèse. Mais le plus souvent on s’aperçoit qu’ils suppléent par des qualités exceptionnelles de tête ou de doigté à la défectuosité de leur garde ou à leur insuffisance de fente. Ils font bien ainsi ; ils feraient encore mieux autrement. L’effacement et l’allonge n’en demeurent pas moins les cerbères qui gardent l’accès de l’escrime de pointe et qu’il faut pour passer, commencer par se rendre favorables.
On y réussira avec l’épée mais plus rapidement en commençant par le fleuret, à condition toutefois de ne pas fatiguer le débutant par l’étude des feintes et par des contres répétés. Les trois quarts des coups qui passent viennent de ce que le départ du pied a été mauvais, de ce que l’allonge des jambes n’a pas, au moment propice, apporté à l’allonge du bras le renfort désirable. En escrime, le bras représente l’armée active qui part la première ; les jambes, la réserve, appelée en même temps mais qui part en seconde ligne. Le corps, c’est la territoriale qui donne seulement en cas de péril. L’ordre de cette mobilisation doit être strictement observé : c’est là ce qu’il faut travailler et non les feintes et les contres. II va de soi que si l’on perd en outre du temps à enseigner des chinoiseries comme la mise en garde en cinq temps, aucun résultat appréciable ne saurait être escompté avant longtemps ».
Les conseils et directives s’affinent et touchent les leçons individuelles. Nous retiendrons surtout l’ambidextrie imposée dans la leçon « de façon à maintenir l’équilibre corporel que l’escrime tend à détruire » ; leçon commencée de la main non usuelle (afin de terminer par une pratique plus facile lorsque l’élève est fatigué). Le passage à l’épée doit être le plus rapide possible par souci d’utilité et d’éclectisme.
La leçon de fleuret prise, bien entendu, des deux mains (et, ainsi que nous y avons déjà insisté, en commençant par la main gauche) se réduira à : marcher et rompre — attaquer par des coups droits, des coulés tirer droit, des une-deux et des coulés une-deux — puis les mêmes attaques précédées de temps d’arrêt et, comme parades, la quatre et la sixte en oppositions et en contres simples, de pied ferme et en marchant. Cette leçon n’est nullement destinée à aboutir à l’assaut. Dès que le professeur le jugera possible il passera à l’épée.
La leçon d’épée comprendra en plus le battement, le froissement, le liement, l’absence d’épée et l’arrêt. L’élève sera dressé à changer fréquemment de tactique, à alterner le bras tendu avec le bras demi tendu, à se mouvoir vite et à se fendre modérément.
Le professeur préparera les élèves à l’assaut en leur faisant exécuter l’un contre l’autre les coups qu’il prescrira. Il leur enseignera à ne jamais rendre involontairement un seul pouce du terrain acquis. A partir de ce moment, une grande importance sera donnée aux questions de terrain et de lumière. Si la piste de linoléum favorise le jeu du fleuret, elle n’est pour celui de l’épée qu’un adjuvant dangereux. On doit tirer fréquemment en plein air, sur le gazon aussi bien que sur le caillou, au soleil aussi bien qu’à l’ombre.
Ce n’est pas seulement l’hygiène qui y trouvera son compte, mais l’expérience. Un jour trop cru, un jour trop tamisé, des reflets sur les lames, la résistance plus ou moins grande qu’offre le sol, tout cela déroute le tireur qui ne s’en est jamais préoccupe et n’est rien pour celui qui a passé par là, ne fut-ce qu’une ou deux fois. On ne doit pas même redouter, à l’occasion, la fantaisie d’un revers de colline ou chacun tâchera de dominer l’adversaire en le tournant ; ce genre d’expérience donne de l’assurance ».
Le souci hygiénique d’une escrime en plein air vient s’ajouter à l’utilitaire et à l’adaptabilité : lumière et soleil, revêtements différents des sols, accidents du terrain.
Le sabre…
« II n’y a pas à simplifier l’escrime du sabre. Elle s’est simplifiée d’elle-même par la disparition progressive des moulinets et même des enlevés et des brisés ; elle se réduit à des coups très vite appris qui sont : le coup de tête, le coup de figure à gauche, le coup de figure à droite, le coup de flanc, le coup de ventre, le coup de pointe, le coup de manchette et le coup de banderole — ce dernier moins recommandable. Comme parades : la parade de tête et les parades de tierce et de quarte, hautes et basses.
Le sabre est une arme très redoutable et dont il est fort utile de posséder le maniement, non en vue d’un duel, car le duel au sabre, enfantin si les adversaires sont maintenus presque hors d’atteinte, est terrible en tout autre cas, mais pour s’en servir par exemple contre un cambrioleur. Si le « pékin » n’a pas le droit de porter un sabre au côté, privilège d’ailleurs plus embarrassant qu’efficace, il peut du moins en tenir un à portée dans sa demeure ; il en tirera souvent une protection plus prompte que d’un revolver ; on n’est pas toujours certain que le revolver soit en état ou chargé tandis que le sabre est toujours prêt et ne dépend que de la main qui le tient ; une précaution en tout cas complète l’autre. II ne faut pas commencer le sabre en même temps que le fleuret mais seulement lorsque la main de l’escrimeur est déjà un peu fixée. Par contre, il se combine avantageusement avec l’équitation ; on s’arrangera donc pour faire coïncider les deux enseignements.
Le sabre d’exercice peut être en bois ce qui est plus économique mais ne dispense pas du bourrelet qui doit être ajouté au masque ordinaire d’escrime. Pour la leçon à pied, si elle est donnée par le professeur, le masque ordinaire peut à la rigueur suffire ; pour la leçon à cheval le bourrelet ne doit jamais être oublié ».
… et la canne.
Au point de vue utilitaire, la canne et le bâton en usage dans les assauts ont ceci de défectueux que, dans la vie journalière, personne ne les a jamais sous la main. La première tient le milieu entre le stick de cheval et la canne de promenade ; le second entre la canne de promenade et l’alpenstock. De plus, la canne de promenade ne comporte l’application intégrale d’aucune des deux escrimes enseignées avec ces instruments. II semble donc peu logique d’en préconiser l’emploi d’autant que ces escrimes revêtent volontiers des allures fantaisistes qui en compliquent fort inutilement l’apprentissage.
D’un autre côte, il est déraisonnable de ne pouvoir tirer aucun profit d’une arme qu’on a sans cesse à portée et qui perd toute valeur entre les doigts d’un non-exercé. II convient donc de s’habituer à frapper et à parer avec une canne ordinaire. Tenue d’une seule main, on peut s’en servir comme d’un sabre mais en se limitant aux coups de tête, de figure, de flanc et de manchette, surtout aux coups de tête et de figure. De plus, les coups devant être fouettes, il faut prendre de l’élan au moyen des moulinets en usage dans l’ancienne escrime du sabre ; c’est pour ce motif que nous ne conseillons pas de mêler les deux enseignements mais d’attendre plutôt pour prendre la canne qu’on possède déjà les éléments du sabre. II ne faut pas toutefois s’exagérer l’importance des moulinets, M. Demeny ayant établi par une curieuse expérience que la vitesse n’en était. pas considérablement accrue ; d’où il suit qu’il est bon d’exécuter un moulinet et superflu d’en exécuter une série.
Pour donner le coup des deux mains, ce qui n’est à faire qu’avec une canne résistante et très rigide, on prend l’élan au-dessus de la tête, les mains croisées ; elles se décroisent d’elles-mêmes pendant le demi moulinet qui précède le coup. Le coup ainsi donné est très violent. On ne peut le parer qu’en y opposant une canne également solide et que l’on présentera en travers en la tenant des deux extrémités et en allant un peu au-devant du coup. » (p. 502- 505)
Programme pédagogique…
Pierre de Coubertin donne un plan détaillé du programme pédagogique de première et de deuxième année de gymnastique utilitaire. Il établit les contenus des 30 leçons : des progressions qui ne sont pas uniquement techniques. Ainsi, l’apprentissage de l’escrime utilitaire commence par le fleuret, puis par l’épée et enfin le sabre (puis les leçons aux différentes armes sont alternées). Des assauts raisonnés (à l’épée) figurent au programme, dès la première année, puis au sabre et à l’épée en 2ème année. Sur une affiche de 1908 concernant les différents contenus de la Gymnastique Utilitaire, on peut y lire que « les armes usuelles (fleuret, épée, canne et sabre) peuvent être utilement maniées sans apprentissage individuel et qu’on ne s’y perfectionne qu’en faisant assaut fréquemment ». On retrouve entremêlés dans les leçons, des travaux manuels destinés à mieux connaître son matériel et à le respecter (montage, démontage, nettoyage, réparations). Pierre de Coubertin croyait fortement au transfert de compétences et préconisait « l’alternance des exercices propre à ne pas surcharger les mêmes muscles, … de façon à ce qu’ils se complètent les uns les autres, psychologiquement et physiologiquement, que l’effort et la difficulté soient gradués et que chaque progrès réalisé dans une branche profite à la suivante ». p. 525-526
…Et premières épreuves de gymnastique utilitaire
C’est en 1903 que fut fondé le « Comité de la Gymnastique Utilitaire » dont Coubertin fut nommé Président. De ce Comité naquit alors en 1906 la « Société des Sports Populaires » qui créa aussitôt le « Diplôme des Débrouillards ». Pour acquérir ce diplôme, le concurrent devait obtenir un minimum de points aux différentes épreuves de gymnastique utilitaire. 240 points maximum pour 12 épreuves (course, saut, lancer, escalade, natation, escrime, boxe, tir, marche, équitation, aviron et bicyclette). En escrime, le candidat devait « fournir un assaut en deux reprises de trois minutes contre le professeur, soit fleuret et épée, soit fleuret et sabre (ou canne), soit épée et sabre (ou canne) à son choix ».
4. Une logique mise en actes
La création du Comité de gymnastique utilitaire n’est qu’une des mises en œuvre des principes de Coubertin, l’humaniste. Elle illustre bien la volonté de son créateur d’instituer une pratique sportive démocratique, polyvalente et éclectique, résolument tournée vers la libéralisation de l’individu et une meilleure entente entre les hommes.
Si les sports de combats doivent exister c’est pour répondre au besoin naturel et culturel de l’homme qui par ses fonctions physiologiques, psychologiques et sociologiques est contraint de rechercher son équilibre et sa place, son identité et sa spécificité. Coopération et opposition sont deux fonctions inscrites dans les cellules vivantes au même titre que l’assimilation, l’accomodation et l’adaptation de Piaget. Le déséquilibre est quasi permanent et crée le besoin de combattre afin de combler un manque et supprimer une incertitude ; le combat est une réponse à un instinct atavique.
Le duel, pris dans le sens de combat, est un symbole qui plaît fortement à Coubertin puisqu’il résume la vie : celle que l’on sauve en combattant, celle que l’on crée en se battant. Le duel, pris au sens de duo, est l’image du couple formé par l’escrime et l’histoire de l’humanité : l’escrime a traversé tous les millénaires, elle a su s’adapter en fonction des cultures. Par ses traditions chevaleresques, par son désintéressement, par l’image du duel qu’elle a conservée tout en l’édulcorant, l’escrime représente ce qu’une culture humaniste recherche : des traditions millénaires aculturées peu ou prou à la société actuelle. Pourtant, toutes les formes d’escrime ne trouvent grâce auprès de Coubertin. Il critiquera les Fédérations qui fédèrent et légifèrent, les Associations qui suppriment une part de liberté et augmentent les contraintes des pratiques. Il critique les modifications matérielles qui entraînent une dérive des objectifs premiers en changeant l’art en lucre, en oubliant la manière de toucher pour le gain de la touche, ou en privilégiant la valeur technique à la valeur morale. L’escrime doit conserver ses objectifs pédagogiques, physiologiques, moraux et culturels. Elle ne doit pas se laisser entraîner vers la championnite ou vers la primauté des valeurs physiques au détriment des valeurs morales et culturelles.
La philosophie de P. de Coubertin semble être condensée dans le message radiodiffusé de Berlin le 4/08/1935, il affirmait que « l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau » qu’il entrait donc en religion en entrant dans une éthique propre à une élite : « la 2ème caractéristique de l’olympisme, c’est le fait d’être une aristocratie, une élite ». Une aristocratie que l’on doit conquérir et que l’on doit mériter. L’Olympisme, c’est l’adoubement du chevalier méritant, de la reconnaissance des valeurs cachées : « Mais être une élite ne suffit pas, il faut encore que cette élite soit une chevalerie. Les chevaliers sont avant tout des frères d’armes à l’idée d’entraide se superpose chez le chevalier, l’idée de concurrence, d’effort opposé, de lutte courtoise et pourtant violente ».
IV. L’escrime, une activité physique et sportive pour Pierre de Coubertin
L’analyse des Textes choisis de Pierre de Coubertin nous ont permis de mieux connaître leur auteur et de mieux discerner la place que pouvait occuper l’escrime dans les travaux et dans les idées de notre brillant escrimeur.
Effectivement escrimeur il a été, par sa pratique mais surtout par sa culture et la connaissance qu’il a acquise sur cette activité physique. Il a été escrimeur plus que tout autre en mettant ce sport et ce moyen psychopédagogique au cœur de son système éducatif et au centre de l’olympisme. Peu de personnes peuvent s’enorgueillir de connaître aussi intimement les valeurs culturelles, historiques et potentielles d’une pratique et d’en extraire la quintessence psychologique et sociologique pour la bonifier.
Coubertin a su discerner, comprendre et mettre en œuvre toutes les dominantes possibles de l’escrime et les valeurs significatives associées.
L’esthète Coubertin a profondément aimé l’escrime pour ses qualités artistiques, l’historien érudit des civilisations anciennes en connaissait le patrimoine académique et culturel et s’en est servi comme assise. Le pratiquant sportif n’ignorait rien des différentes armes et de leur spécificité, comme enseignant critique et pédagogue pertinent il était averti des besoins des jeunes et des possibilités des maîtres de son temps. Il souhaitait une pratique éducative par conviction, utilitaire par nécessité et sportive par besoin d’excellence, il la voulait complète et hygiénique. Coubertin admirait le vrai champion qui ne trichait pas avec lui-même ou avec les autres, l’image pure du duelliste moderne. Il admirait le côté chevaleresque plus que le fair-play et les rituels symboliques des escrimeurs. Il connaissait les dirigeants des Sociétés naissantes et les enjeux des pouvoirs politiques, il a su maîtriser les réticences des pouvoirs institutionnels et sut être habile à les convaincre. Il montra aussi son attention aux aspects physiologistes de l’escrime et se révéla précurseur de ses potentialités psychologiques et cathartiques.
Coubertin a bien compris que « l’art de tuer son homme » dont parlait Molière pouvait devenir « un art de vivre », un art merveilleux de l’excellence. Le champion d’escrime est admirable mais il n’est pas le seul pratiquant de l’escrime à l’être : le pentathlète moderne est plus parfait, plus idéal. Le jeune débrouillard qui pratique toutes les escrimes l’est tout autant par la flexibilité et l’adaptabilité qu’il témoigne.
Le sociologue humaniste Coubertin a montré que l’on pouvait se servir des armes pour pacifier les hommes et les nations. Son message est clair : si le combat était universel, atavique, impossible à éviter, il faut en canaliser la violence et la réglementer. Le duel et l’image du duel ont des fonctions de catharsis appréciables.
Enfin, Coubertin s’est comporté avec l’escrime comme un humaniste convaincu, en homme de lettres, de sciences et de l’art. On peut assurément écrire que son amour de l’escrime fut universel et qu’il dépassa toujours les clivages, les dogmes et les particularismes des nations. Son amour n’était certes pas sectaire ni aveugle, il aimait tout autant certains sports mais pour d’autres raisons, d’autres qualités potentielles ou effectives pouvant servir sa cause universelle. Nous pourrions dire que Coubertin éprouvait pour l’escrime un sentiment lucide, affectif et raisonné.
Bernard Jeu écrivait très justement que « respecter Coubertin, c’est avant tout respecter son exemple, restituer historiquement sans doute ce qu’il a dit, voulu dire et voulu faire, mais se demander aussi, s’il était là aujourd’hui parmi nous, avec son sens conjoint du réalisme et de l’idéal, ce qu’il aurait à cœur de dire et de faire ». Nous respectons infiniment Coubertin pour ses idées et pour sa compréhension de l’escrime. Aussi, s’il fallait transposer ses principes au 21ème siècle et définir l’escrime qu’il aurait aimé voir pratiquer maintenant, nous dirions sans crainte de se tromper qu’il aimerait voir pratiquer toutes les armes par les jeunes élèves, surtout l’escrime artistique qui favorise la coopération. Il aimerait que l’escrime soit un sujet de transversalité dans les écoles pour l’enseigner à travers le sport, l’histoire, la littérature et d’autres disciplines. Il ne serait certainement pas opposé à la pratique d’une autre forme d’escrime compétitive à deux armes sur une piste circulaire. Il renforcerait le côté spectaculaire et esthétique de l’escrime mais serait rigoureux sur les manquements possibles des pratiquants concernant la tricherie, le dopage et la violence.
Assurément Pierre de Coubertin ferait afficher au fronton des salles d’armes du monde entier cette phrase de La Faugère .
Surtout n'allez pas croire que le but de l'escrime
Est de porter secours à qui médite un crime
Car sa tâche plus belle est de mettre à profit
Les qualités du corps, de l’âme et de l'esprit.
Bibliographie
- Comité International Olympique, Textes choisis de Pierre de Coubertin, Weidmann, 1986, 3 tomes.
- CHARLES( J.-B.), Ma Méthode, Paris, 1890.
- Traité d’escrime équestre (en collab. Avec Louis Pascaud), Auxerre, A. Lanier, 1906. Tirage à part de la Revue Olympique de 1906 (8 pages).
- Coll., Pour un humanisme du sport, CNOSF, 1994.
- Pierre de Coubertin, LA GYMNASTIQUE UTILITAIRE, Sauvetage – Défense – Locomotion, Paris, 1906
- LAGORCE (Guy) et PARIENTE (Robert), La fabuleuse histoire des Jeux Olympiques, ODIL, 1972
- René Lacroix in « 15 ans d’escrime » de H. G. Berger (1921-23)
- Bulletin du Comité International Olympique, Jeux de la XVIe Olympiade, Melbourne 1956
- SIX (Gérard), Escrime, jeux de Sociétés, mémoire principal de DEA, 2001
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